• Prendre le pouls - Géodésique (2015) - Marlène Renaud-B.



31/05/2015

3. Logique du pire, ou : une théorie de la valeur


Willy Stöwer, Der Untergang der « Titanic », 1912 (détail).

L’existence, nous raconte en substance « Logique du pire » d’Étienne Lepage, n’est peut être jamais autre chose que ce qu’elle est, malgré tous nos efforts pour lui attribuer une valeur supérieure, ou même une valeur tout court – mauvais amis, mauvais fils, mauvaise blonde, mauvais chum, morts insignifiantes, jobs insignifiantes, raisons insignifiantes de persister dans l’existence, jusqu’à l’équivalence écoeurante de l’œuvre humaine et de la mayonnaise dans un sandwich, jusqu’à l’autodestruction festive (je me casse la gueule, donc j’existe), jusqu’à la révulsion que soulève l’idée d’envisager l’idée de ne jamais mourir (au moins laissez-nous mourir). Le dégoût d’une existence qui refuse obstinément d’être à la hauteur de la valeur qu’on lui accorde.

On voudrait tellement que notre vie vale quelque chose, qu’elle puisse signifier quelque chose, on voudrait que l’existence individuelle ait un but (l’être humain, nous dit Nietzsche, est cet animal qui est soumis à une condition de plus que les autres : il a besoin de se rappeler, de temps à autre, pourquoi il existe).

On voudrait s’améliorer, être meilleur, se dépasser, faire quelque chose de bien dans la vie, être un modèle, contribuer : augmenter sa propre valeur, augmenter sa propre existence, être porté par une force métaphysique qui donne une autorité, une raison d’être à nos vies (selon le premier sens d’autorité, auctoritas, « augmenter »). Pour ne pas être insignifiant, pour ne pas valoir rien. Ne pas être rien. Ne pas ressentir l’intrinsèque médiocrité qui afflige le réel : celui qui s’accepte médiocre, qui ne veut pas être autre chose, qui se voit et se reçoit dans son insignifiance est « le pire être humain du monde ». Il reconnaît son humiliation, c’est-à-dire son existence.

Clément Rosset, philosophe iconoclaste d’une « Logique du pire » publiée à la fin des années 1970, militait contre le « dédoublement du réel » : il fallait cesser, selon lui, de doubler le réel d’une signification. Il fallait arrêter de prêter de la valeur au choses – la valeur que l’on accorde aux choses (à soi), elle n’appartient pas aux choses elles-mêmes (à soi-même), elles ne sont que des appareils thérapeutiques que l’on greffe sur elles, sur soi, pour survive à l’insignifiance de l’existence, à son caractère tragique.
 
Le totem de cette  philosophie : Le Titanic, mécanique raffinée, mascotte du progrès européen, fin du fin de la sécurité bourgeoise, qui ne pouvait pas couler, parce qu’il était conçu pour contrer toutes les occurrences d’accidents menant au naufrage, parce qu’il a été construit par les meilleurs architectes et ingénieurs du monde, et qui, pourtant, a coulé. Imperturbablement, il a rejoint le fond des mers.

Le réel est implacable, la valeur qu’on accorde aux choses n’a aucun effet sur celles-ci. Le réel est radicalement indifférent à l’humanité qui le pense.

*

La thérapie de la logique du pire consiste à voir le réel tel qu’il est, dépouillé des panaches et des guirlandes de valeur que l’on accroche à ses aspérités.

Sa politique serait : « sauves-toi à la course » devant les appareils d’attribution de valeur.

L’horizon prospectif, la question qui donne mal à la tête, qui est au final le problème même de la richesse, l’embûche philosophique qui nous est impartie : comment penser l’existence et les choses sans la béquille de la valeur, sans toujours produire de la valeur, sans donner une valeur à l’existence ?

(Peut-être qu’Étienne Lepage nous suggérerait d’écrire la réponse à cette question sur un petit papier, de le rouler, de le mouiller, de se coucher sur le côté, de lever la jambe et de se l’insérer dans le rectum de manière à ce qu’il n’en ressorte jamais. Mais peut-être pas : l’espoir prend parfois des formes brutales, et de la valeur il n’est peut-être pas aussi facile de se délester que le laisse l’imaginer la posture tragique.)