• Prendre le pouls - Géodésique (2015) - Marlène Renaud-B.



Dalie Giroux - Folle du roi

Cette année, notre philosophe en résidence Dalie Giroux publiera des textes relatifs à notre programmation suivant la thématique du festival «être riche». Vous trouverez-ci-bas ses réflexions sur les diverses activités et facettes du OFFTA.

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Photo: Dalie Giroux

ART

(1) Je trippe sur la méthode du théâtre documentaire proposée par Porte Parole et Annabel Soutar. Alléluia, alléluia, alléluia.

(2) Je suis ravie, réconfortée, inspirée de voir Christine Beaulieu se lancer, forces vives, dans cette enquête démocratique-candide sur la politique d’Hydro-Québec.

(3) Dans « J’aime Hydro », l’art ne cède pas au politique. Lâchez pas la patate, c’est très fort.

PRÉJUGÉS

(a) Je suis née à l’hôpital public, j’ai été éduquée par les enseignants de l’école publique, j’ai obtenu un doctorat d’une université publique, et je reçois depuis douze ans mon salaire d’une institution majoritairement financée par le trésor public. Je n’ai rien connu d’autre, jamais de ma vie.

 

(b) En avril 1980, j’avais six ans, et j’ai le souvenir, un matin de semaine (nous habitions avec mes parents l’appartement d’en haut), d’être dans la chambre à coucher de ma grand-mère, baignée par l’odeur des produits de beauté et entourée de ses trop nombreux gros meubles de bois cirés, et elle me pine un gros macaron du OUI mauve comme une gomme au savon sur mon chandail rayé, avant de m’envoyer à ma classe de maternelle. C’est pour expliquer mon éducation civique.

(c) J’ai grandi à Lévis, PQ et dans le démoniaque comté de Bellechasse où j’ai appris à boire et à prendre de la drogue, mon père est un ouvrier de la construction qui parle très fort et qui change beaucoup d’idée, et j’ai mangé du poivre de Cayenne au sommet des Amériques à Québec en 2001.

POLITIQUE

(sexe) Hugo Latulippe est bien impressionnant, on se sent bien insignifiante devant lui (Bacon, toute ça, le sérieux vs. le juste-pour-le-phonne), Hugo le théoricien de « l’État fort » au Québec (sans doute un bon père de famille) ; Nicolas-et-Alexis, Nicolas-et-Alexis, Nicolas-et-Alexis, mais Roy surtout – qui se colle sur les filles quand il leur parle, qui a une chemise de chasse (il est viril), qui est bien impressionnant, devant qui on se sent donc bien insignifiante, Roy à qui on a pogné la poche dans un film, et on se rejoue l’extrait (c’est un peu comme notre relation avec le capitalisme, il nous donne des fleurs, on lui pogne la poche), Roy à qui on ne refuse rien, Roy qui était là dans la salle, Roy-ci, Roy-ça (rien de personnel, on s’entend). Puis le gros Monsieur qui vient faire la leçon à Christine : « tu penses vraiment qu’ils sont incompétents, à Hydro-Québec ? », ah oui, c’est vrai, on est tellement nounounes. Et il y a encore Jean Lesage, René Lévesque, Jacques Parizeau – nos grands-papas, nos bâtisseurs, nos visionnaires, ceux qui nous ont mis au monde (sans madames, comment ont-ils donc fait ?). Nos pères et leurs drapeaux du Québec au-dessus des bécosses de chalet, nos pères, leur fierté, nos pères, leurs âmes indépendantistes. Ceux qui ont dit : « Maîtres chez nous ». « Maîtres », pour vrai ? « Maîtres » ? On veut-tu vraiment s’identifier à ça ? Les maîtres et les esclaves ? Bof – ma grand-mère serait pas contente, elle a été le principal agent de la reproduction du patriarcat dans ma famille – mais je le dit vraiment vraiment : bof.

(race) « Nous », « Nous », « Nous », « On », « On », « On », « les Québécois », « les Québécois », « le Québec », « ce qui bouille au fond de nos gènes paternels », la croix blanche anglaise et la fleur de lys, la mélasse des caraïbes et le déjeuner œuf-bacon, « nos rivières vierges », le peuple de voyageurs, « l’empreinte ». Notre héritage est à tous égards colonial, à la croisée de deux empires dont les débris culturels s’empilent là où le fleuve se rétrécit, dans une confusion génético-politique typique de la violence de conquête. « Maîtres chez nous » : celui qui réclame le titre de maître était donc l’esclave. L’esclave de qui, demandera-t-on ? Ben l’esclave des Anglais, l’esclave impérial, le nègre blanc (quand on dit « Anglais », amis, on veut dire l’empire, pas les personnes – c’est comme quand les Indiens parlent des Blancs). Juste une affaire. La solution de nos pères esclaves, c’est drôle, n’a pas été d’abolir l’esclavage, mais de remplacer le maître. Mais le remplaçant, il devient le maître de qui ? On découvre, posant cette question, que la mise en place de notre politique de maîtrise, la conquête hydro-électrique de la Baie James, correspond au moment historique où les Québécois ont remplacé les Anglais dans l’entreprise continentale de colonisation des peuples autochtones. « Maître chez nous », le Québec signe la Convention de la Baie-James, « nous » devenons « Hydro-Québec ». Maître de qui ? Maître des Indiens, propriétaires des rivières, responsables de la violence impériale sur un territoire qui n’est pas le « Québec » sinon que dans la paperasse britannique, décideurs unilatéraux de la manière de vivre des autres. On veut-tu s’identifier à ça ? Pour vrai ? Pis quand la question autochtone se pose, on dit : « oui, oui, c’est certain, c’est important, on veut y aller, on aime les Indiens ! ». Je trouve qu’il va falloir pis vite passer mentalement de la grammaire de la domination (« maître chez nous ») à quelque chose qu’on ne connaît pas encore qui s’appellerait l’indépendance, et ça va impliquer de commencer à se relaxer le papa pis le monsieur pis l’État fort pis le nous pis la leçon de sérieux, question de ne pas comme des caves aller dire aux Innus qui se font passer des lignes à haute tension dans la face que c’est « eux » Hydro-Québec.

(classe) Faike. Il me semble que l’affaire qui marche pas dans « J’aime Hydro », si « J’aime Hydro » veut atteindre son objectif d’inclure tout le monde dans la conversation, si « J’aime Hydro » souhaite ne pas tomber dans le panneau bien réel de faire l’affaire de la stratégie de communication de la Société d’État, si « J’aime Hydro » ne veut pas se retrouver le bec à l’eau si Hydro-Québec se fait vendre à des intérêts privés, si « J’aime Hydro » ne veut pas porter de manière naïve des biais de sexe, de race, de classe, si « J’aime Hydro » veut découvrir un « nous » plutôt que d’en infliger un, si « J’aime Hydro » veut éviter d’insulter les nations autochtones, si « J’aime Hydro » ne veut pas se leurrer en pensant que de se faire entendre par Hydro-Québec va changer quelque chose, l’affaire qui ne marche pas dans « J’aime Hydro », c’est d’aimer Hydro. On veut-tu pour vrai s’identifier à une compagnie d’électricité ? On veut-tu s’identifier au fait de produire du power ?

*


Je vous dit ça en vraie petite fille de Lucienne : Je me demande pour vrai pourquoi on voudrait être des maîtres, et si l’amour des maîtres va jamais vraiment nous mener quelque part. Je me demande pour vrai c’est quoi, l’indépendance.


Jake and Dinos Chapman, Sum of all Evil (détail), 2012.

La performance « critique » serait celle qui active chez le spectateur une perspective, une mise à distance, une réflexion (comme dans : se regarder dans un miroir), un pas de côté, un effet d’étrangeté, un écart, une vue d’un autre angle, un déplacement.

L’art critique serait critique par sa capacité de générer un « malaise significatif », pour utiliser une expression du philosophe Robert Hébert.

[Notez donc : être critique, ce n’est pas être contre].

Ce malaise, hiatus entre ce qui est vécu et ce que signifie cette existence, est un lieu mental et sensible où l’on arrive à voir, sous le mode médiumnique, les forces qui nous agitent – dans l’ordre de la critique du techno-capitalisme, ce que j’aime appeler les « objectivations autoritaires ». Nos déterminations. Nos hiérarchies. Nos condamnations. Les limites de ce que l’on peut. Les monstres de nos profondeurs collectives.

PROFIT

Le monstre de « Capitalist Duets », c’est la forme-marchandise de la performance (le show n’est qu’un signe du langage du capital). Le spectateur se fait dire : vous êtes ici sous le mode de la consommation, ce spectacle est une marchandise, les artistes sont des marchandises, et le langage de la scène elle-même est le langage du capitalisme. La danse du premier duo consiste à écrire « PRODUCT » en 22 minutes avec du tape sur le plancher (une dame dans l’assistance : « j’espère qu’on aura pas 10 minutes de mise en place ! » : oui, madame, le show ne sera que sa mise en place, et sa mise en place ne consistera qu’à se conformer à sa nature de marchandise – je danse en écrivant « PRODUCT »). La danse du second duo implique de se soumettre à sa condition économique, faire des demandes de subvention plutôt que d’être sur scène, souriant, ne questionnant pas les conditions, suivant les règles, se construisant, se reproduisant et se rêvant dans l’accès à la propriété – l’artiste n’est que le signe du salariat précaire. La danse du troisième duo, composé d’une femme et de son ami virtuel, est celui de la rage, de l’aliénation, de l’incapacité de transcender le « narrative of scarcity », c’est aussi le sens de la démarche de Public Recordings, qui ne résiste pas à donner la clé d’interprétation de sa proposition : le corps de l’artiste est le corps mutilé du capital – son signe. Lecture : Maurizio Lazaratto, Signs and Machines.

LOI

Le monstre de « Terms of services », c’est le droit commercial : « Imagine ! on est tous soumis à ce contrat là, et on ne lit jamais ! » John Boyle-Singfield se propose, dans un élan d’une candeur exemplaire, de nous mettre individuellement au fait de l’entente à laquelle nous consentons lorsque nous utilisons Google, en nous confrontant au texte par le biais fort agréable d’une chorale classique. Un homme âgé dans l’assistance à un autre : « Je me demande où ils prennent leur inspiration, les jeunes… ». L’autre de répondre : « C’est bien important, pour eux, Internet ». Je me suis dit après coup qu’on pourrait aussi se faire chanter les textes constitutionnels, le projet de loi c-51, les règlements municipaux, tout le droit relatif à la fiscalité, et pourquoi pas le segment des Politiques d’Aristote où il explique qu’il y a des gens naturellement faits pour être des maîtres, et des gens naturellement faits pour être des esclaves. On pourrait aussi lire tout Artaud – ah, non, ça c’est déjà fait.

TECHNOLOGIE

Le monstre de « Siri », c’est l’intelligence artificielle. La proposition civilisationnelle du 21e siècle consiste en effet à nous proposer des prothèses intelligentes, à qui l’on peut maintenant parler « comme à des vraies personnes ». Laurence Dauphinais va au bout de cette invitation, et s’enfonce, par exemplarité, dans le méandre phénoménologique de la révolution cybernétique. Devant les spectateurs, les contours de l’identité humaine se perdent, et nos deux protagonistes, la fille et son téléphone, se réorganisent dans une relation dont le référent devient la limite de la machine : elle nous rend folle quand elle se bute à une question existentielle (par exemple : dites à Siri « je suis triste »), elle nous fait peur quand elle est plus apte que nous (on sait depuis longtemps par la science fiction que les robots vont prendre le contrôle). Le show se termine, et Laurence Dauphinais nous rassure : pour le moment, nous avons encore le contrôle, nous n’en sommes qu’à nous mettre en scène en lutte métaphysique avec des outils de plus en plus autonomes – mais Siri tient quand même à saluer son public.

*
Les objectivations autoritaires : ces dispositifs, théories, structures, obligations, langages toutes ces créations humaines que nous n’avons pas choisies, voulues, élues, conçues, mais que nous subissions en tant que déterminations profondes, en tant que condition, en tant que structure du possible. Riches ? Pauvres ?



Modern Times, Charlie Chaplin (1936)

Charlot entre en scène. Il commence à écraser longuement une baloune rose entre ses doigts préalablement léchés un à un (sur les doigts, voir post-scriptum du billet 2, et parenthèse finale du billet 3). Ça fait du bruit à cause des doigts qui frottent sur la baloune. Il écrase vraiment fort. On est crispés sur nos chaises d’anticipation, on a peur de faire un saut quand la baloune va péter. C’est long. Elle ne pète pas. On ne comprend pas où il veut en venir. C’est tellement long et plate qu’à la fin la baloune pète et on est complètement blasés, on ne sursaute même pas. Il recommence ensuite le même manège de se lécher les doigts un par un (ça m’écoeure un peu, je me dis que rendu là ses mains sont sales à cause de la baloune), puis il s’écrase sa propre face, comme il a écrasé la baloune. Ben longtemps. À la fin, sa bouche accouche d’un nez de cloune. C’était une sorte de parthénogenèse.

Le numéro qui suit, faire disparaître des nez de clounes en les passant d’une main à l’autre, nous révèle par la répétition ad nauseam que notre magicien est un débutant. Ce n’est pas au point. C’est ça la blague. Ses « tours », simples, sont laborieusement exécutés, et plus ou moins réussis. Mais il est clair dans tout ça que le gars qui joue devant nous (le vrai gars, Christian Messier) essaye vraiment fort de les exécuter du mieux qu’il peut. C’est une vraie incapacité qui s’exprime sur scène.

En tous cas. On se dit : peut être qu’il va s’améliorer au fil du spectacle, que la blague va évoluer vers autre chose, qu’un esprit va nous apparaître (il y a toujours un esprit dans l’art contemporain, il s’agit de le trouver).

Mais non. Il ne s’améliore pas :

Troisième numéro. Le pitre se propose de réaliser le portrait d’une spectatrice. Il singe l’attitude professionnelle, place son modèle en lui dictant la pose par des consignes silencieuses improbables, travaille avec une attention studieuse, penché sur son canevas qui nous est bien sûr caché, les sourcils froncés.

Le portrait est si long à réaliser, si long, si long, si long – ça commence à être quand même assez plate. On attend, mais on se doute qu’on attend pour rien.

Puis le portrait nous est dévoilé. Moment ! On ne sait pas… Ça va peut-être être fou de talent ! Il va peut-être finalement se passer quelque chose !

C’est un dessin de style trois ans et demi. Un fantôme avec des gros yeux noirs remplis au crayon de plomb.

L’acteur se retire au fond de la scène en tenant le fantôme devant son visage, allume un briquet derrière la feuille. Il flashe la flamme à quelques reprises, comme un petit cœur démoniaque qui bat dans le cœur du spectre. Ambiance de peur risible et réjouissante.

Puis il flambe la feuille sur laquelle se trouve le dessin fantôme.

Mon neveu Jean-Édouard me visite alors en pensée, cette blague de mettre le feu juste pour niaiser tomberait assez dans ses goûts. Un rire se met en branle à l’intérieur.

À travers tout ça, le comédien esquisse quelques sourires sous cape, par lesquels il nous autorise à se moquer de lui. Il nous dévoile le plaisir que lui cause l’expression désinhibée de sa médiocrité (en français vieilli : moyen).

Il nous propose ensuite deux numéros extrêmement ratés dont le principal accessoire consiste en un sac de vidange : des exploits physiques remarquables et délicieusement insignifiants.

Je ris. Je me repose. Je ris. Je ris.

Riant depuis plusieurs minutes, je m’inquiète auprès de ma compagne : pourquoi les gens ne rient pas ? On le sait pas. On enquête.

Jean-François, dans le lobby-du-théâtre pendant l’entracte, nous dit : « J’ai trouvé ça drôle. J’avoue que je me suis retenu de rire. Je sais pas pourquoi ».

Le numéro final, très enlevant, propose une musique thymotique mais maternelle, sorte d’hommage germano-industriel à la planète terre (Philip Glass ? Koyaanisqatsi ?). Messier manipule un très long drap blanc. Une traîne du moyen-âge pour enfant. Ambiance dramatique. Il se glisse en dessous avec un gilet blanc enfilé sur un bâton. Il se camoufle au fond de la scène. Il bouge beaucoup, sous son drap. Il travaille, s’habille, se débat.

C’est tellement long, les mouvements sont sans grâce, on devine vaguement ce qui se passe, on désespère, on a le temps de penser au parcomètre et au voisin qui tousse, mais cette fois tout de même, la musique nous soutient. C’est un crescendo glorieux. On recommence à croire à quelque chose. Enfin, quelque chose va arriver, on va être ébahis, ce sera grandiose, peut-être une rencontre avec le destin, enfin l’esprit !, on devine l’imminence d’une puissance vitale, la magie va faire son entrée sur scène…

Après de nombreuses minutes incroyablement insignifiantes, d’un drap qui bouge si maladroitement mais, toujours, et c’est peut-être ce qui cultive le mieux la tendresse de la salle, dans un effort sincère, l’heureux garçon promane met le feu à son drap.

Woe. C’est un gros feu.

J’ai eu le temps d’avoir deux pensées urgentes :

(1) « brûle-t-il pour rire, ou brûle-t-il pour vrai ? Je pense aux histoires de gens qui meurent en direct parce que le public qui est là et qui voit l’accident se passer sur scène pense que ça fait partie du spectacle (la personne meurt, et on applaudit) »

(2) « ben là, il va brûler ! »

Le cascadeur éteint les flammes qui assaillent son corps et jette son armature de tissu dans une poubelle.

C’est fini. On applaudit, et on sort, traversant le nuage de fumée de gros plastique qui flotte dans la salle.

*
Mais pourquoi les gens ne riaient-ils pas ? Les spectateurs gardent le silence dans le noir, applaudissent au bon moment, sortent en rangs dociles de la salle quand le spectacle est terminé.

La joie de la vérité ne les emporte pas du grand rire sans reste qu’entraîne le jeu de la tendre révélation.

Malgré les tentatives sublimes et innombrables de tout un siècle, il semble que la structure autoritaire de la boîte à illusion qu’est le théâtre refuse de péter – ou c’est peut-être que quand enfin elle pète, ça ne nous fait plus rien ?