• Prendre le pouls - Géodésique (2015) - Marlène Renaud-B.



03/06/2015

5. Tératologies du techno-capitalisme (Capitalist Duets/Terms of Services/Siri)


Jake and Dinos Chapman, Sum of all Evil (détail), 2012.

La performance « critique » serait celle qui active chez le spectateur une perspective, une mise à distance, une réflexion (comme dans : se regarder dans un miroir), un pas de côté, un effet d’étrangeté, un écart, une vue d’un autre angle, un déplacement.

L’art critique serait critique par sa capacité de générer un « malaise significatif », pour utiliser une expression du philosophe Robert Hébert.

[Notez donc : être critique, ce n’est pas être contre].

Ce malaise, hiatus entre ce qui est vécu et ce que signifie cette existence, est un lieu mental et sensible où l’on arrive à voir, sous le mode médiumnique, les forces qui nous agitent – dans l’ordre de la critique du techno-capitalisme, ce que j’aime appeler les « objectivations autoritaires ». Nos déterminations. Nos hiérarchies. Nos condamnations. Les limites de ce que l’on peut. Les monstres de nos profondeurs collectives.

PROFIT

Le monstre de « Capitalist Duets », c’est la forme-marchandise de la performance (le show n’est qu’un signe du langage du capital). Le spectateur se fait dire : vous êtes ici sous le mode de la consommation, ce spectacle est une marchandise, les artistes sont des marchandises, et le langage de la scène elle-même est le langage du capitalisme. La danse du premier duo consiste à écrire « PRODUCT » en 22 minutes avec du tape sur le plancher (une dame dans l’assistance : « j’espère qu’on aura pas 10 minutes de mise en place ! » : oui, madame, le show ne sera que sa mise en place, et sa mise en place ne consistera qu’à se conformer à sa nature de marchandise – je danse en écrivant « PRODUCT »). La danse du second duo implique de se soumettre à sa condition économique, faire des demandes de subvention plutôt que d’être sur scène, souriant, ne questionnant pas les conditions, suivant les règles, se construisant, se reproduisant et se rêvant dans l’accès à la propriété – l’artiste n’est que le signe du salariat précaire. La danse du troisième duo, composé d’une femme et de son ami virtuel, est celui de la rage, de l’aliénation, de l’incapacité de transcender le « narrative of scarcity », c’est aussi le sens de la démarche de Public Recordings, qui ne résiste pas à donner la clé d’interprétation de sa proposition : le corps de l’artiste est le corps mutilé du capital – son signe. Lecture : Maurizio Lazaratto, Signs and Machines.

LOI

Le monstre de « Terms of services », c’est le droit commercial : « Imagine ! on est tous soumis à ce contrat là, et on ne lit jamais ! » John Boyle-Singfield se propose, dans un élan d’une candeur exemplaire, de nous mettre individuellement au fait de l’entente à laquelle nous consentons lorsque nous utilisons Google, en nous confrontant au texte par le biais fort agréable d’une chorale classique. Un homme âgé dans l’assistance à un autre : « Je me demande où ils prennent leur inspiration, les jeunes… ». L’autre de répondre : « C’est bien important, pour eux, Internet ». Je me suis dit après coup qu’on pourrait aussi se faire chanter les textes constitutionnels, le projet de loi c-51, les règlements municipaux, tout le droit relatif à la fiscalité, et pourquoi pas le segment des Politiques d’Aristote où il explique qu’il y a des gens naturellement faits pour être des maîtres, et des gens naturellement faits pour être des esclaves. On pourrait aussi lire tout Artaud – ah, non, ça c’est déjà fait.

TECHNOLOGIE

Le monstre de « Siri », c’est l’intelligence artificielle. La proposition civilisationnelle du 21e siècle consiste en effet à nous proposer des prothèses intelligentes, à qui l’on peut maintenant parler « comme à des vraies personnes ». Laurence Dauphinais va au bout de cette invitation, et s’enfonce, par exemplarité, dans le méandre phénoménologique de la révolution cybernétique. Devant les spectateurs, les contours de l’identité humaine se perdent, et nos deux protagonistes, la fille et son téléphone, se réorganisent dans une relation dont le référent devient la limite de la machine : elle nous rend folle quand elle se bute à une question existentielle (par exemple : dites à Siri « je suis triste »), elle nous fait peur quand elle est plus apte que nous (on sait depuis longtemps par la science fiction que les robots vont prendre le contrôle). Le show se termine, et Laurence Dauphinais nous rassure : pour le moment, nous avons encore le contrôle, nous n’en sommes qu’à nous mettre en scène en lutte métaphysique avec des outils de plus en plus autonomes – mais Siri tient quand même à saluer son public.

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Les objectivations autoritaires : ces dispositifs, théories, structures, obligations, langages toutes ces créations humaines que nous n’avons pas choisies, voulues, élues, conçues, mais que nous subissions en tant que déterminations profondes, en tant que condition, en tant que structure du possible. Riches ? Pauvres ?