• Prendre le pouls - Géodésique (2015) - Marlène Renaud-B.



02/06/2015

4. La vérité en magie, une passion joyeuse



Modern Times, Charlie Chaplin (1936)

Charlot entre en scène. Il commence à écraser longuement une baloune rose entre ses doigts préalablement léchés un à un (sur les doigts, voir post-scriptum du billet 2, et parenthèse finale du billet 3). Ça fait du bruit à cause des doigts qui frottent sur la baloune. Il écrase vraiment fort. On est crispés sur nos chaises d’anticipation, on a peur de faire un saut quand la baloune va péter. C’est long. Elle ne pète pas. On ne comprend pas où il veut en venir. C’est tellement long et plate qu’à la fin la baloune pète et on est complètement blasés, on ne sursaute même pas. Il recommence ensuite le même manège de se lécher les doigts un par un (ça m’écoeure un peu, je me dis que rendu là ses mains sont sales à cause de la baloune), puis il s’écrase sa propre face, comme il a écrasé la baloune. Ben longtemps. À la fin, sa bouche accouche d’un nez de cloune. C’était une sorte de parthénogenèse.

Le numéro qui suit, faire disparaître des nez de clounes en les passant d’une main à l’autre, nous révèle par la répétition ad nauseam que notre magicien est un débutant. Ce n’est pas au point. C’est ça la blague. Ses « tours », simples, sont laborieusement exécutés, et plus ou moins réussis. Mais il est clair dans tout ça que le gars qui joue devant nous (le vrai gars, Christian Messier) essaye vraiment fort de les exécuter du mieux qu’il peut. C’est une vraie incapacité qui s’exprime sur scène.

En tous cas. On se dit : peut être qu’il va s’améliorer au fil du spectacle, que la blague va évoluer vers autre chose, qu’un esprit va nous apparaître (il y a toujours un esprit dans l’art contemporain, il s’agit de le trouver).

Mais non. Il ne s’améliore pas :

Troisième numéro. Le pitre se propose de réaliser le portrait d’une spectatrice. Il singe l’attitude professionnelle, place son modèle en lui dictant la pose par des consignes silencieuses improbables, travaille avec une attention studieuse, penché sur son canevas qui nous est bien sûr caché, les sourcils froncés.

Le portrait est si long à réaliser, si long, si long, si long – ça commence à être quand même assez plate. On attend, mais on se doute qu’on attend pour rien.

Puis le portrait nous est dévoilé. Moment ! On ne sait pas… Ça va peut-être être fou de talent ! Il va peut-être finalement se passer quelque chose !

C’est un dessin de style trois ans et demi. Un fantôme avec des gros yeux noirs remplis au crayon de plomb.

L’acteur se retire au fond de la scène en tenant le fantôme devant son visage, allume un briquet derrière la feuille. Il flashe la flamme à quelques reprises, comme un petit cœur démoniaque qui bat dans le cœur du spectre. Ambiance de peur risible et réjouissante.

Puis il flambe la feuille sur laquelle se trouve le dessin fantôme.

Mon neveu Jean-Édouard me visite alors en pensée, cette blague de mettre le feu juste pour niaiser tomberait assez dans ses goûts. Un rire se met en branle à l’intérieur.

À travers tout ça, le comédien esquisse quelques sourires sous cape, par lesquels il nous autorise à se moquer de lui. Il nous dévoile le plaisir que lui cause l’expression désinhibée de sa médiocrité (en français vieilli : moyen).

Il nous propose ensuite deux numéros extrêmement ratés dont le principal accessoire consiste en un sac de vidange : des exploits physiques remarquables et délicieusement insignifiants.

Je ris. Je me repose. Je ris. Je ris.

Riant depuis plusieurs minutes, je m’inquiète auprès de ma compagne : pourquoi les gens ne rient pas ? On le sait pas. On enquête.

Jean-François, dans le lobby-du-théâtre pendant l’entracte, nous dit : « J’ai trouvé ça drôle. J’avoue que je me suis retenu de rire. Je sais pas pourquoi ».

Le numéro final, très enlevant, propose une musique thymotique mais maternelle, sorte d’hommage germano-industriel à la planète terre (Philip Glass ? Koyaanisqatsi ?). Messier manipule un très long drap blanc. Une traîne du moyen-âge pour enfant. Ambiance dramatique. Il se glisse en dessous avec un gilet blanc enfilé sur un bâton. Il se camoufle au fond de la scène. Il bouge beaucoup, sous son drap. Il travaille, s’habille, se débat.

C’est tellement long, les mouvements sont sans grâce, on devine vaguement ce qui se passe, on désespère, on a le temps de penser au parcomètre et au voisin qui tousse, mais cette fois tout de même, la musique nous soutient. C’est un crescendo glorieux. On recommence à croire à quelque chose. Enfin, quelque chose va arriver, on va être ébahis, ce sera grandiose, peut-être une rencontre avec le destin, enfin l’esprit !, on devine l’imminence d’une puissance vitale, la magie va faire son entrée sur scène…

Après de nombreuses minutes incroyablement insignifiantes, d’un drap qui bouge si maladroitement mais, toujours, et c’est peut-être ce qui cultive le mieux la tendresse de la salle, dans un effort sincère, l’heureux garçon promane met le feu à son drap.

Woe. C’est un gros feu.

J’ai eu le temps d’avoir deux pensées urgentes :

(1) « brûle-t-il pour rire, ou brûle-t-il pour vrai ? Je pense aux histoires de gens qui meurent en direct parce que le public qui est là et qui voit l’accident se passer sur scène pense que ça fait partie du spectacle (la personne meurt, et on applaudit) »

(2) « ben là, il va brûler ! »

Le cascadeur éteint les flammes qui assaillent son corps et jette son armature de tissu dans une poubelle.

C’est fini. On applaudit, et on sort, traversant le nuage de fumée de gros plastique qui flotte dans la salle.

*
Mais pourquoi les gens ne riaient-ils pas ? Les spectateurs gardent le silence dans le noir, applaudissent au bon moment, sortent en rangs dociles de la salle quand le spectacle est terminé.

La joie de la vérité ne les emporte pas du grand rire sans reste qu’entraîne le jeu de la tendre révélation.

Malgré les tentatives sublimes et innombrables de tout un siècle, il semble que la structure autoritaire de la boîte à illusion qu’est le théâtre refuse de péter – ou c’est peut-être que quand enfin elle pète, ça ne nous fait plus rien ?