Cahiers Philo
« Tout m’éblouit sans m’étonner, et tout me fait douter sans
m’empêcher d’y croire » [1]
– Calderon de la Barca, P. La Vie est un Songe
Allongés sur le sol pendant que le public s’installe, Clara Furey et Peter Jasko sont lovés l’un contre l’autre, tête-bêche, à la façon de deux petits mammifères. Cerclés de pénombre, on les voit se réveiller péniblement au milieu d’un faible rond de lumière et l’on pense à une clairière. On y voit deux enfants perdus, possiblement frère et sœur, et l’on pense à Hansel et Grettel. Malgré l’attraction du sol et du sommeil, ils cherchent à se lever mais les jambes se dérobent. Et comme dans ces rêves où les enfants se réveillent perdus au milieu d’une forêt, le malaise jusque là indistinct, s’étire et s’installe. Réussissant malgré tout à se mouvoir, ils découvrent silencieusement ce monde de l’invisible, du songe et du conte où tous les sens sont à la fois troublés et mis en éveil.
Présentée à travers l’histoire de deux corps, cette pièce s’interroge sur la peur de l’insaisissable pour présenter comme unique solution la nécessaire rencontre avec l’Autre.
Dans un univers rendu monochromatique par une faible intensité lumineuse et des ombres oppressantes, l’ambiance sombre et poétique créée par l’éclairagiste Alexandre Pilon-Guay, devient mystique. Aussi, lorsque la musique immersive et polyphonique de Tomas Furey inonde la salle à coups de basses électroniques assourdissantes, une urgence se fait sentir : celle de sortir pour ne pas être noyé dans cet environnement anxiogène. La fuite est alors synonyme de folie et le mysticisme devient démonisme. Possédés, les danseurs surnagent avec des mouvements désarticulés, traînés par une force imperceptible qui les manipule, les ramène au sol et dont ils cherchent vainement à s’extraire. Cette gestuelle saccadée des danseurs est alors mis en exergue avec des tremblements constants, comme les signes d’un apeurement, suggéré à grands traits par des regards inquiets à destination de ce que l’on ne voit pas. Les deux enfants font alors le signe des cornes en levant simultanément leur index et leur auriculaire. Le signe d’un animal ? Le signe du Diable ? La volonté de conjurer un sort ? On ne sait, mais on les comprend menacés.
Afin de chasser la psychose de ce piège qu’est la vie et dans lequel ils sont entrés, les deux enfants refusent de voir le monde. Ils choisissent de se recouvrir les yeux avec leurs mains ou bien de scruter leurs propres ombres projetées sur un mur, à l’instar de cette caverne platonicienne qui occulte toute réalité. Mais cela n’est pas suffisant, et les deux enfants savent d’instinct qu’ils leur faudra apprendre à (sur)vivre ensemble. Cette entraide, quoique inévitable, n’est pourtant pas aisée : on se cherche, on se croise, on s’épaule et l’on se soumet à tour de rôle. Passant par différentes expressions – de la peur à la désespérance, de la résignation à l’angoisse, de l’entraide à la force – l’abandon n’est jamais certain. Des solutions sont toujours trouvées, comme cette séance d’auto-flagellation à l’aide de coups de poings qui rappelle que l’on est en vie, ces embrassades qui étreignent l’idée d’une acceptation de l’Autre, ou encore cette course à deux qui enjoint le désir de voguer dans la même direction. Ces gestes de solidarité par vagues créent dès lors une sensualité dont la conséquence sera le bercement d’un enfant imaginaire.
Pour autant, la véritable nécessité semble être la création de lieux apaisants. Hansel sort de sa poche quelque chose d’infime à laquelle il semble accroc et qu’il partage avec sa complice. Si cette poudre ne s’ingère pas, elle se dessine. Et c’est donc à grand renforts de craies blanches que le seul échappatoire à notre monde désenchanté et incertain sera de créer des espaces structurants pour contrecarrer un vide existentiel. Pendant que dehors la pluie tombe, les deux « maisons » sont dessinées. Occupant un des deux espaces ou simultanément le même, les deux enfants vont faire preuve d’un rapport ambivalent envers leurs abris dont les traits qui les composent sont autant de barrières que de lignes de fuite. Ils se décident finalement à sortir pour tenter de repousser les murs du théâtre comme ceux d’un monde qui leur paraît encore trop étroit. Dès lors, lentement mais inévitablement, le noir les submerge.
Si le désarroi de la vie a suscité de l’entraide entre ces deux êtres, c’est finalement après être apparu désorientés en pleine aurore, qu’ils disparaîtront, harmonieusement, dans les abysses et la certitude de la mort.
Ce texte a été rédigé par Octave Broutard en collaboration avec le Verbe pour les Cahiers Philo du OFFTA 2016.
Photo : ©Maxim Paré Fortin